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S. McGehee et
D. Siegel
Pourquoi sept années se sont-elles écoulées depuis votre premier film "Suture"?
Ce n'était vraiment pas pour faire un remake de "Sept ans de réflexion"… Depuis "Suture", nous avons travaillés sur trois films qui ont mis beaucoup de temps à ne pas se faire. A défaut de réaliser des films, cela nous a permis d'évoluer, de devenir, du moins c'est ce qu'on espère, de meilleurs scénaristes, d'affiner nos vues sur le cinéma. En même temps, par frustration de ne rien mener à bien en tant que réalisateurs, nous avons créé une société de production, et initiés deux longs métrages. Donc, nous avons franchement le sentiment que "Deep end "est un troisième film, plus qu'un second.
Comment est né le désir de faire ce film?
Nous avons une passion commune pour le mélodrame en général, et Max Ophüls en particulier. Il a fait quatre films aux Etats-Unis. "Lettre d'une inconnue" est le plus fameux. "Les désenchantés" qu'il a tourné en 1949, avec Joan Bennett et James Mason, est moins connu, tout simplement parce qu'à cause d'un obscur problème de droits, le film ne passe jamais à la télévision, et n'existe pas en vidéo. Quand on a appris que ce film allait être programmé dans le cadre d'un festival à Los Angeles, nous y sommes allés. Et nous avons découvert un mélodrame camouflé en thriller. C'est une combinaison irrésistible. C'est un grand mélo confiné à l'intérieur du carcan domestique, c'est à dire un monde clos, fait d'émotions simples et de principes solides, dans lequel intervient une chose incroyablement sournoise: le chantage. Cette confrontation nous a énormément séduit.
Ensuite, nous avons lu le roman d'Elizabeth Sanxay Holding "The blank wall", dont le film était l'adaptation, et il nous a paru évident qu'il fallait repartir du livre. Le roman est en effet davantage centré sur le personnage de la mère, sur ce qui l'anime, ses insécurités. Ophuls se l'était approprié différemment, et qui oserait marcher sur les traces d'Ophuls? Nous nous sommes alors renseignés sur les droits du livre, qui n'étaient pas libres. Nous avons attendus qu'ils redeviennent disponibles.
Pour adapter un roman des années 40 aux années 2000, qu'avez-vous changé?
Le sujet en lui même - jusqu'où une mère est-elle prête à aller pour protéger son enfant- est intemporel. Ce qui a évolué, c'est la pression sociale. Qu'est-ce qu'une mère n'ose avouer à personne? Quel secret est suffisamment tabou de nos jours pour qu'une mère et son enfant, qui sont les seuls à le connaître, ne puissent même pas en parler ensemble, bien que chacun sache que l'autre sait? Dans le roman, l'enfant est une adolescente, amoureuse d'un homme plus âgé qu'elle. Nous en avons fait un adolescent qui a une liaison avec un homme plus vieux, et de réputation douteuse. D'autre part, la relation mère-fils nous semblait plus délicate qu'une relation mère-fille. Une mère est forcément moins directe avec son fils, surtout quand il s'agit de sa vie sexuelle. Nous avons gardé l'idée du père absent. Dans le livre, il est parti à la guerre. Nous en avons fait un amiral qui vit sur les bateaux qu'il commande, plus souvent que chez lui. Enfin, dans le livre, la mère est beaucoup plus fragile, et c'est la bonne, qui vit dans la famille depuis la naissance des enfants, qui prend beaucoup de choses en charge, à qui la mère se confie, à qui elle demande de l'aide. Nous avons supprimé ce personnage, et c'est vers son fils que la mère devra se tourner.
Le personnage du beau-père âgé qui vit dans la maison était anecdotique dans le roman. Nous en avons fait un élément clé pour l'évolution des rapports entre les personnages.
En réalité, tous les changements que nous avons apportés visent à renforcer la personnalité de la mère, afin d'en faire une femme bien plus solide, responsable. Elle est le point d'ancrage de la famille, celle qui fait que le quotidien tourne rond, et elle prend des risques de plus en plus grands pour protéger cette famille, avec une impressionnante force de caractère.
Comment avez-vous eu l'idée de choisir une actrice européenne pour incarner cette mère de famille américaine ?
Nous voulions le visage de Tilda Swinton pour incarner Margaret. Ce sentiment de "self-control" qui émane d'elle est très impressionnant, mais aussi émouvant, parce qu'on sent les émotions affleurer sous l'aspect lisse du visage. Elle est posée, mais on devine que les larmes couleraient comme un torrent si elle s'autorisait à les verser…
Un tel visage est la parfaite métaphore pour une histoire qui se déroule dans une maison au bord d'un lac, et où le thème de l'eau est récurrent. Tilda exprime énormément de sentiments par la force d'un gros plan. Son visage se veut impassible mais son regard clair tremble sous le poids des émotions qu'il retient . Elle sait parfaitement contrôler ce qu'elle donne à la caméra.
Nous l'admirions depuis longtemps, et, par chance, au moment où nous avons commencé à véritablement entamer la préparation du film, elle était à Los Angeles, et nous avons pu la rencontrer.
Ensuite, elle est retournée en Ecosse, et nous avons échangés de nombreux mails dans lesquels elle nous donnait sa vision du personnage. Elle disait que Margaret ne peut pas s'autoriser à exprimer ses émotions, parce qu'alors elle ne pourrait plus rien contrôler du tout. Se dominer elle même lui donne l'illusion d'avoir le contrôle de tout ce qui, précisément, lui échappe. Dans la vie, Tilda est très chaleureuse, vibrante, spontanée. Le personnage de Margaret est vraiment une composition.
Et comment avez-vous choisi Goran Visnjic pour incarner Alek, le maître-chanteur ?
Dans le film d'Ophüls, c'est James Mason qui joue ce rôle, et du coup, il devient le personnage principal. Dans notre film, c'est la femme l'héroïne, donc, le rapport de force entre les deux est différent. Nous voulions un homme qui soit plus jeune qu'elle, entre l'âge de son fils et l'âge qu'a vraisemblablement son mari. Nous voulions qu'il émane d'Alek une certaine innocence. Ce n'est pas quelqu'un de vicieux, même s'il est un mauvais garçon. C'est plus un type qui a mal tourné, par faiblesse, qu'un vrai "méchant".
Nous avions beaucoup admiré Goran dans le film de Michael Winterbottom "Welcome to Sarajevo". Depuis, il est, dans "Urgences", celui qui a plus ou moins pris la place qu'occupait George Clooney.
Comment est né la scène où Alek et Margaret sauvent le beau-père? Elle n'existait , ni dans le roman, ni dans son adaptation par Ophuls…
Notre souci majeur était de trouver une façon de résoudre la chose qui était la moins convainquante, à nos yeux, aussi bien dans le roman que dans le film d'Ophüls. Comment montrer le changement qui s'amorce en Alek, et qui va le conduire à vouloir protéger celle qu'il est venu détruire? L'accident cardiaque du beau-père est la solution que nous avons trouvé. Un maître chanteur venu détruire une famille et qui redonne la vie à un de ses membres nous semblait être une situation imprévisible et crédible à la fois. C'est ce que nous cherchions: un coup de pouce du destin qui redistribue les cartes. Margaret et Alek partagent soudain une expérience qui fera basculer leur relation.
Comment avez-vous tourné l'objet du chantage: la cassette vidéo?
D'abord, nous avons dû attendre que Jonathan, qui joue le fils de Margaret, ait 18 ans, soit trois semaines après le début du tournage. Du coup, la date de son anniversaire était une plaisanterie récurrente sur le plateau…Le jour dit, il était terrifié. Josh, qui joue son amant, a été vraiment formidable. Il est arrivé avec une bonne bouteille de vin, et lui a dressé la liste des tous les immenses acteurs américains qui avaient tenu des rôles d'homosexuels à l'écran. C'était du style: "Brando, c'est le plus grand, t'es d'accord? Et bien, figure-toi que Brando, justement…" Jonathan Tucker, qui joue l'adolescent, est la gentillesse incarnée. On l'avait découvert dans "Virgin suicides", où il jouait un des voisins amoureux des quatre sœurs.
D'où connaissiez-vous Josh Lucas, qui tient le rôle de Darby Reese ?
On l'avait beaucoup aimé dans "American psycho", puis on l'a rencontré dans un festival, et on est devenus amis, mais c'est un type tellement gentil que, lorsque son agent nous l'a suggéré pour le rôle de l'amant, on a trouvé cela absurde. Il a insisté pour qu'on lui fasse lire une scène et là, il nous a bluffé. Pour le rôle, il a pris quelques kilos et s'est fait pousser la moustache. Darby, c'est un serpent, dangereux et attirant. On comprend que l'adolescent soit fasciné par lui, et Josh joue très bien de cette fascination. C'est le genre de type qui ferait froid dans le dos à n'importe quelle mère de famille…
Comment est né ce thème de l'eau, omniprésent dans le film ?
Très tôt, à l'écriture. Cela correspondait parfaitement au caractère de la mère, et à la situation géographique de cette maison au bord d'un lac. On s'y est engouffré d'autant plus volontiers qu'Ophuls ne s'est absolument pas intéressé à ce thème. Il n'exploite jamais le décor, il se concentre sur les personnages. Et dès le départ, nous voulions tourner au bord du Lac Tahoe. C'est un endroit où l'eau est extrêmement claire et belle, mais un rien suffit à perturber cette surface lisse, comme c'est le cas pour le visage de la mère. Il y a dans notre film un plan à l'intérieur de la maison sur une goutte d'eau qui coule du robinet, avec, au fond du plan, Margaret qui entre dans le champ. Cette goutte, c'est la peur qui s'insinue en elle et qui, goutte après goutte, va la surface lisse et calme de son existence.Mais on doit être les seuls à lire tout cela dans cette goutte d'eau…
La ville de Reno telle que vous la montrez incarne le danger, mais aussi quelque chose de dégradant…
C'est une ville de second rang, assez malsaine, une version glauque et clinquante de Las Vegas, c'est dire.... Elle se trouve au milieu de nulle part, dans un paysage désolé. Le type même d'endroit où des parents n'ont pas envie que leurs enfants aillent traîner… Alors que le lac Tahoe est au contraire un lieu qui respire la sérénité, où la lumière est incroyablement belle. La maison où on a tourné existe telle quelle. C'est vraiment un lieu magique, une maison parfaite dans un paysage idyllique. Il nous fallait une maison qui incarne le bonheur, l'équilibre, afin de comprendre qu'une mère soit prête à tout pour la protéger des mauvaises ondes, et des mauvais garçons…
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Tilda
Swinton
Vous souvenez-vous de ce qui vous a poussé à devenir comédienne ?
Je ne sais pas pourquoi je suis devenue comédienne. Je ne suis pas certaine d'en être vraiment une. Dans "La dolce vita", le personnage de Stella dit quelque chose qui me définirait assez bien: "Je suis trop sérieuse pour être une dilettante, et trop curieuse de tout pour être une professionnelle". C'est un peu ce que je ressens. Mon attirance pour le cinéma vient peut-être de ce que je suis issue d'une famille nombreuse, j'étais la seule fille, au milieu de trois garçons, et c'était très difficile d'avoir un moment de calme. Ce que j'aime par dessus tout, c'est le cinéma en train de se faire. Et quand la caméra tourne, c'est un vrai, un parfait moment de silence. Mon père était un soldat, et finalement, je vis la vie de mon père, bien plus qu'aucun de mes frères. Une équipe de film est comme une armée au travail, chacun a un truc à faire de précis et d'important. Et moi, on me choisit pour des mission d'urgence, j'installe un camp provisoire, je vais, je fais, et je reviens…
Pour revenir à votre question, je me souviens d'un jour, quand j'avais dix ans. J'étais pensionnaire, et très malheureuse de l'être. Un soir, j'étais dans le train, pour rentrer chez moi. J'étais la seule enfant dans le wagon. Je regardais les autres, je me disais qu'aucun adulte ne pouvait lire sur mon visage dans quelle détresse j'étais, et je me souviens avoir été très fière de pouvoir cacher ça aux autres. En réalité, je suppose que si un seul adulte m'avait dévisagé, il aurait sûrement lu sur mon visage, je devais être transparente…Mais je me souviens de cela, de ma fascination pour la surface, pour ce qu'on peut cacher. Le théâtre regarde les corps, les gens, l'espace autour. Moi, j'aime les gros plans, les visages qui pensent.
Le personnage de Margaret correspond exactement à ce que vous décrivez…
Margaret a tout comprimé à l'intérieur d'elle même. Et c'est vrai qu'elle correspond à ce qui m'intéresse. Ma mère était épouse de militaire, donc, un peu comme Margaret, elle a sans doute assumé seule un certain nombre de responsabilités. De toute façon, ce sont les femmes qui portent la famille, émotionnellement, que le père soit présent ou pas. Mais quand il est absent, la solitude, celle que vit Margaret, doit être immense. C'est une solitude très cinématique. Il suffit de regarder ses yeux. Qu'est-ce qu'elle pense, qu'est-ce qu'elle montre? C'est passionnant à jouer.
Ce genre de capacité à retenir, à contenir ses émotions, est souvent vue comme étant typiquement britannique…
Je crois que c'est plutôt une question de classe sociale, de milieu. En réalité, cela dépend du type d'investissement qu'une femme fait dans sa famille. Si elle lui a tout consacré, alors elle fera tout pour préserver ce status quo, au prix d'immerger, de réprimer tout le reste, à commencer par elle même. C'est son travail, son accomplissement, cette famille. Ce qui est émouvant chez Margaret, c'est qu'en plus des crises terribles qu'elle doit résoudre, elle doit continuer à assumer la pression quotidienne, qui consiste à cuire le rôti, à déposer les enfants à l'école, et à s'occuper du linge, comme toutes les mères. Moi, je suis plus paresseuse que Margaret, c'est pourquoi elle m'impressionne.
Les metteurs en scène parlent du visage de Margaret comme d'une surface lisse sous laquelle les craquelures affleurent…
Cet élément de l'eau, qui est là tout le temps, épouse parfaitement le personnage. Margaret a sacrifié sa personnalité à sa vie de famille. Elle n'est pas Erin Brokovitch, elle est le contraire. Elle ne crie pas, elle n'affronte personne, elle ne va pas à la police se plaindre qu'on la fait chanter. Elle avale tout, parce qu'elle a l'habitude de tout avaler. C'est un choix qu'elle a fait avant, et qui n'est pas expliqué ici. Elle a dû se marier très jeune, et à quoi a-t-elle renoncé pour ce mariage? Quelle partie d'elle même a-t-elle profondément enfouie? Elle avale tout. Même l'accident de voiture de son fils, elle ne peut pas en parler à son mari. Elle l'avale. Mais elle met un manteau rouge et des talons hauts pour se donner du courage, quand elle doit aller affronter le danger à Reno… C'est sa façon de gérer inconsciemment un sentiment, une passion qui monte en elle et qu'elle n'ose pas affronter.
Vous étiez séduite par le personnage dès la lecture du scénario?
Un scénario ne suffit pas. Je crois que la lecture ne veut rien dire sans la vision du réalisateur. J'ai fait des films avec des réalisateurs qui n'étaient pas des scénaristes, soit parce qu'ils n'étaient pas doués pour ça, soit parce que cela ne les intéressaient pas, qu'ils étaient plus expérimentaux, plus aventureux que cela. Quand j'ai rencontré David et Scott, j'ai eu l'impression de croiser des compagnons. Ils aiment le travail de l'acteur, ils le comprennent, et ils lui font crédit. L'acteur n'est pas là juste pour nourrir leur vision du film, mais pour faire vivre un personnage. On s'est aperçus que nous avions les mêmes références. On a tout de suite parlé le même langage.
Comment fonctionnent-ils ensemble?
C'était très impressionnant de les voir ensemble. Ils ont dû décider un jour d'être d'accord. Ils finissent toujours par être d'accord. J'avais le sentiment de travailler avec une seule personne. Il y a une vraie symbiose entre eux. Quand on parle à l'un, il parle au nom des deux, et s'il hésite sur la réponse à donner, il va en parler à l'autre. On finissait donc par être trois à être d'accord… J'étais impressionnée, sur le tournage, de constater à quel point ils étaient bien préparés. Ils savaient exactement ce qu'ils voulaient faire.
Votre interprétation est très retenue…
Je crois en la retenue, j'aime que le jeu ne fasse pas tout. Au cinéma, j'ai besoin de faire le chemin vers un personnage, c'est cela qui me touche. Donc, retenir est ma façon de jouer, et cela collait parfaitement au personnage. Je me suis demandé si nos nerfs allaient tenir, sur le tournage, tellement on marchait sur la corde raide. On savait qu'on ne connaîtrait la valeur et l'efficacité émotionnelle de notre travail que lorsqu'on serait de l'autre coté du fil, après avoir parcouru tout le chemin.
C'est un personnage de femme tel qu'on n'en voit plus dans les films américains.
Aux Etats Unis, si vous mettez en scène un drame émotionnel, à un moment donné, les membres de la famille vont pleurer, crier, exploser ensemble. On en a vu beaucoup, de ces scènes, merveilleusement interprétées d'ailleurs, avec des grandes comédiennes, qui pleurent, et ensuite la famille se ressoude, et le film s'achève. Nous, dans "The deep end", on a fait exactement le contraire. Au Festival de Sundance, où le film a été montré pour la première fois, des gens m'ont dit "On attendait la scène où ils crient tous et où elle craque et elle sanglote". C'est ce que les américains voient dans les shows à la télé, mais je ne crois pas que cela fonctionne ainsi dans la réalité! En ce sens, le film est assez radical, et renoue directement avec l'esprit de Douglas Sirk., ou ces films américains, avec des femmes seules, tels que" Mildred Pierce". Tous ces films qu'on aime tant, mais qu'on a cessé de faire, au moment où est apparu le mouvement de libération de la femme. Les femmes se sont mis à se défendre, à se battre, à quitter leur famille, leur mari, s'il le fallait, si c'était le prix à payer pour leur épanouissement personnel. Et du coup on a arrêté de montrer des femmes comme Margaret au cinéma. Mais des femmes comme elles sont éternelles, comme l'est l'amour d'une mère. Depuis le tournage, quand je suis en voiture et que je croise à un feu rouge une femme qui conduit son enfant à l'école, et qu'elle a le regard un peu vague, je me dis" Et toi, quel genre de journée as-tu eue aujourd'hui?"